Remi

9 oct. 20197 Min

24 - INVISIBLE

Mis à jour : 3 mai 2021

Illustration @mehdi_ange_r (INSTAGRAM)

Si vous me suivez un peu sur les réseaux sociaux, vous savez de quoi je vais vous parler aujourd’hui.

Comment combiner le VIH et sa vie professionnelle ? Ou plutôt comment moi j’ai réussi à combiner les deux ?

Je crois qu’il serait intéressant de retracer un peu tout mon parcours dès lors que j’ai appris ma séropositivité.

À l’époque, en 2008, j’étais démonstrateur au Bon Marché pour une marque de textile. Je tenais mon stand tout seul. J’ai eu quelques arrêts maladie au tout début de l’annonce, histoire de digérer un peu l’information. De nombreux rendez-vous chez le médecin et à l’hôpital ont suivi. Très vite, je me suis rendu compte que mes absences pouvaient handicaper le bon fonctionnement du point de vente. J’ai spontanément demandé à ma boîte de me transférer en boutique afin de ne plus être seul et ainsi de ressentir un peu moins de pression liée à mes absences.

J’ai été chouchouté par mes collègues pendant quelques mois. Je pense ne pas avoir été facile à vivre mais j’ai vraiment d’excellents souvenirs de l’équipe qui m’entourait à l’époque. En revanche, je ne supportais plus les client·e·s. Le moindre caprice me rendait agressif et j’avais de plus en plus de mal à filtrer, d’autant qu’à ce moment-là je démarrais mon traitement et les effets secondaires me foutaient littéralement en l’air. J’ai eu pas mal d’arrêts les six premiers mois. J’ai même fait une espèce de jaunisse et quand je suis retourné en boutique travailler, on m’a accusé d’être parti me la couler douce au soleil, alors qu’il n’en était rien.

Ma manageuse, qui avait ce rôle très maternel avec toute l’équipe, avait démissionné. Un ancien collègue l’avait alors remplacée et avait très clairement une ambition qui me dépassait. Je n’ai pas voulu m’adapter, me soumettre. Je n’avais pas envie de cela. Je voulais juste être entouré d’un cocon bienveillant et pas que l’on m’emmerde avec “l’accroche client”. J’ai commencé à visualiser d’autres projets comme celui de partir de Paris car mon copain vivait à Caen à l’époque. Puis cette vision a fini par devenir réelle.

Un jour, j’ai été convoqué à un entretien où l’on m’a fait comprendre que mes problèmes prenaient trop de place et que je devais faire quelque chose. J’ai demandé une rupture conventionnelle car il était hors de question que je démissionne. Après des jours d’attente et des : « Tu sais, personne n’a jamais eu de rupture ici… », je l’ai obtenue. Comme quoi je devais vraiment être problématique.

Je suis parti. J’ai déménagé à Caen chez D J’ai flotté pendant neuf mois en me demandant ce que j’allais faire de ma vie. J’ai cherché des formations, j’ai un peu aidé le frère de D sur son projet de boutique, notamment sur la création du logo. J’ai adoré faire ça : neuf mois sans travailler, à lire, réfléchir…

Lorsque nous nous sommes séparés avec D, je suis revenu illico presto à Paris, avec un regard tout neuf et une toute autre énergie qu’au moment où je l’avais quittée. Et j’avais enfin une idée de travail qui pourrait me rendre heureux. Avec mon diplôme de design de mode, j’avais naturellement développé un attrait pour le merchandising lors de mon expérience en vente : faire les vitrines, habiller les mannequins, m’occuper de la scénographie… J’ai décidé d’en faire mon métier.

Même si je n’y connaissais rien à l’époque, j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment qui ont su me faire confiance.

J’ai très vite trouvé un poste, et je me suis donné pour mot d’ordre de ne pas évoquer le VIH. J’avais envie d’être considéré comme n’importe qui et d’être le plus invisible possible. Jusqu’au jour où j’ai eu le malheur d’en parler à une personne qui n’a pas réussi à tenir sa langue. Je pense que toute la boîte a été au courant très rapidement. Juste avant de me confier à cette collègue, j’avais eu une absence d’un mois suite à une tentative de suicide. Je l’avais donc mise dans la confidence pour expliquer mon geste. Comme vous vous en doutez, la TS était fortement liée à la non-acceptation de ma sérologie, aux changements radicaux qu’il y avait eus dans ma vie à ce moment-là (déménagements, ruptures, etc.) et surtout au fait d’être incapable de verbaliser comment j’avais contracté le VIH. Mon silence vis-à-vis de l’agression me rongeait et j’étais incapable de le comprendre.

Mon travail me tenait véritablement hors de l’eau, j’ai donc trouvé la force de revenir affronter mes collègues quotidiennement, tout en sachant que ma sérologie était connue de presque tou·te·s. Je le vivais très mal. Je n’avais pas décidé, moi, de leur dire. On m’avait retiré ce besoin d’invisibilité et cela a fini par me ronger totalement.

En parallèle, j’avais dû assurer pendant six mois avec ma binôme le poste de notre responsable qui était en congé maternité. Forcément, pendant cette période, j’avais pris plus d’assurance. Quand je me suis vu retirer ces nouvelles fonctions à son retour, je l’ai très mal vécu, appuyé aussi par une très mauvaise gestion de l’humain de sa part.

Après une remarque de trop pendant un énième “feedback”, pendant qu’elle me parlait, je savais que je ne remettrais plus les pieds dans cet endroit. Le lendemain, j’ai déposé ma démission rendant badge, carte de réduction et demandant à ne pas effectuer de préavis. Cela a été accepté.

Je crois que ce que j’ai fait à l’époque s’apparente à un burn-out, pas seulement lié à mon travail mais à ma vie de façon générale. Je vivais en colocation et ça se passait très mal. Il n’y avait aucun endroit dans mon quotidien où je me sentais bien. Chez moi, c’était horrible, au taf c’était l’enfer, sentimentalement je m’étais fait larguer du jour au lendemain par un garçon que je fréquentais depuis quelques mois sans aucune explication. Rien n’allait.

J’ai quitté la colocation et je suis allé quelques mois chez mon meilleur ami le temps de retrouver un travail et un appartement. Dans l’urgence, j’ai refait un peu de vente car je ne pouvais décemment pas rester chez lui ad vitam aeternam.

Parallèlement, je poursuivais mes recherches d’emploi dans le merchandising et j’ai fini par trouver. Le poste que je me suis vu occuper correspondait à mes attentes en termes de responsabilité.

Le VIH toujours sous silence, malgré les nausées parfois, les diarrhées quotidiennes, les réveils très difficiles. J’ai appris lors de cette expérience que j’aimais les responsabilités et que je pouvais en avoir en étant dans la bienveillance et dans le respect de mes collègues. À l’époque, le VIH n’était plus une obsession puisqu’il avait disparu. J’avais réussi à faire de ma vie pro une bulle où j’étais ce garçon lambda, celui que je ne pouvais pas être dans l’intimité. J’ai eu besoin de cela. Je me suis confié parfois, lorsque des liens plus forts s’étaient noués avec des collègues devenus ami·e·s, mais cette fois, il s’agissait de mon choix.

Le mensonge s’est naturellement incrusté dans mon quotidien : « J’ai raté mon réveil », alors que j’avais rendez-vous à l’hôpital. « J’ai choppé une gastro », alors qu’en fait je viens de changer de traitement et que j’ai des nausées. Tout ce qui concernait le VIH sur mon lieu de travail n’existait plus. Je le redis : il était nécessaire pour moi de ne pas être visible à ce moment-là. J’entends encore ma N+2 réagir : « Tu es encore malade ? ».

Car oui, la plupart du temps je ne m’arrêtais pas de travailler pour autant. Je venais avec la gueule déconfite et forcément il fallait bien justifier mon visage fatigué.

Entre-temps, la boîte dans laquelle j’étais a été rachetée. J’ai changé de poste et d’employeur deux fois.

C’est à cette époque que j’ai rencontré N, avec qui je suis resté presque quatre ans.

Après notre rupture fin 2016, petit à petit je me suis recentré sur moi, sans distractions, et de toute évidence mes silences étaient en train de me consumer et me coûtaient beaucoup trop dans ma vie personnelle.

J’ai énormément de chance aujourd’hui car j’ai trouvé un employeur qui sait m’écouter, qui a accepté que je quitte Paris pour partir vivre à Bordeaux, loin du siège social auquel je suis rattaché, car il a compris qu’en dépendait mon équilibre personnel.

Il y a presque un an, je me suis senti prêt. Plus rien ne me faisait peur. Mon invisibilité n’avait plus lieu d’être car je m’étais dépouillé de tout ce qui me parasitait. Je n’avais plus d’excuses pour me cacher. Et surtout je n’en avais plus l’envie.

Je crois que ces années de silence ont été nécessaires pour reconstruire ma confiance en moi et me prouver que je pouvais entreprendre une carrière professionnelle avec des responsabilités sans craindre d’être jugé sur ma sérologie (jugé par moi-même et les autres). Je l’ai largement prouvé. Être séropo n’empêche pas de pouvoir exercer le métier de son choix. Il est possible d’avoir à aménager son temps parfois pour un rendez-vous à l’hôpital et aujourd’hui si je dois y aller, je ne mens plus. Je suis dans une relation de totale confiance avec mon manageur. Je suis bien plus épanoui en pouvant simplement dire les choses plutôt que de fabriquer une réalité qui convienne. Bien plus fier de moi aussi.

Il est évident que ces années de silence sont surtout le résultat, au-delà du temps dont j’avais besoin pour accepter ce chamboulement, d’une très mauvaise gestion de l’être humain dans le milieu professionnel lorsqu’il est confronté à ce type d'événement. Cette invisibilité je l’ai adoptée par nécessité, pour me protéger. Dois-je dissocier ma vie personnelle et ma vie professionnelle ? C’est un exercice invraisemblable car dans un cas comme dans l’autre, je mens.

Quand je vois par quelles étapes j’ai dû passer pour récupérer la place que je devais occuper, tout cela parce que la société ne sait pas se comporter face à des personnes comme moi, je me dis que ce travail d’éducation et d’information pourrait s’effectuer en entreprise également. Étant manageur, je suis régulièrement des formations pour être sensibilisé aux harcèlements, aux discriminations, etc.

Je n’ai pas les réponses sur la façon dont les ressources humaines des entreprises pourraient se pencher sur ces questions, mais je suis convaincu qu’un travail de fond pourrait être fait.

C’est aussi pour cela que je libère ma parole, pour créer du dialogue et de l’échange. Certain·e·s collègues m’ont naturellement sollicité et nos échanges ont été formidables. D’autres ont probablement la pudeur de ne pas vouloir être trop intrusif·sive·s.

Un tabou subsiste sur la maladie, et il faut le faire disparaître. Elle fera potentiellement partie de nos vies à tou·te·s, de près ou de loin, à un moment donné, et il est certain qu’entretenir une invisibilité sociale vis-à-vis d’elle n’apportera aucun bienfait.

    1990
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